Abdullah, le veilleur de la mer ....
Abdullah est un homme de peu, mais debout comme un arbre enraciné dans la falaise. Il porte la même djellaba toute l’année, de janvier à décembre, comme si le tissu et lui ne faisaient qu’un.
Pas de luxe, pas de fioritures, un toit qu'il à construit de ses mains et qu'il essaie d'améliorer chaque jour, une maison simple qui s’ouvre sur la mer.
Son monde est réduit à l’essentiel, une barque, des filets, une théière cabossée, et l’horizon.
Chaque matin, il se penche sur ses filets, les reprenant maille par maille, dans la patience du geste hérité de ses ancêtres. Pêcheur de poulpes, pêcheur à pied, il connaît les rochers par leur nom et les marées par leur souffle. Ses journées sont une longue attente, attendre la saison, attendre que le vent se calme, attendre que la mer s’ouvre pour livrer sa part.
Mais Abdullah n’attend pas seulement la mer. Il attend Dieu dans chacun de ses gestes. Cinq fois par jour, l’appel de la mosquée traverse son silence. Alors il monte sur la falaise, sa théière à la main. L’eau s’écoule en filet sur ses pieds nus, sur ses mains tannées, sur son visage buriné, il fait ses ablutions. Quand la dernière goutte s’éteint, ses yeux se lèvent vers le large, Abdullah voit la mer et dans la mer, il voit l’infini.
Il n’a pas d’ambition au sens des hommes. Il ne rêve ni d’argent ni de gloire. Son ambition est d’être en règle avec la mer et avec Dieu. De nourrir sa famille sans jamais trahir sa dignité. De garder ses filets propres et son âme claire. Abdullah vit avec rien, mais en lui il porte une immensité, l’humilité d’un homme qui se sait passager du monde, et qui chaque jour recommence, comme la vague.
Abdullah, entre la mer et l’épicerie
Quand la mer se ferme et que les poulpes se cachent dans leurs tanières, Abdullah à sa deuxième vie, une minuscule boutique de trois mètres carrés à peine, coincée entre deux murs blanchis à la chaux. Quatre étagères, pas plus, où s’alignent quelques boîtes de sardines en conserve, des jus d’orange, des bouteilles d’eau, des paquets de biscuits, quelques lingettes, l’essentiel, rien de plus.
Cette épicerie n’est pas un commerce, c’est une extension de sa maison, un service rendu aux trois ou quatre habitants qui vivent encore à l’année dans le village. Une vieille femme vient chercher du thé, un pêcheur en panne de tabac passe acheter une boîte d’allumettes, un enfant s’offre une sucrerie. Abdullah encaisse sans se presser, comme s’il pesait moins les pièces que les sourires.
Ce petit appoint, il ne l’appelle pas un revenu. C’est plutôt une respiration quand la mer lui refuse sa part. Une façon de ne pas dépendre entièrement des humeurs du ciel et des courants. Abdullah ne cherche pas à agrandir sa boutique, ni à remplir davantage ses étagères. Il suffit que ça tourne, que ça couvre le thé, l’huile et un peu de pain.
La mer l’appelle, mais l’épicerie le rattache aux hommes. Entre ses filets et ses étagères, Abdullah vit dans ce balancement discret, l’attente de la marée et la patience des petites ventes. Et toujours, dans l’ombre de sa théière cabossée, cette certitude simple que l’eau, qu’elle coule sur ses pieds ou qu’elle s’éteigne au bout de ses ablutions, le ramènera immanquablement vers la mer et Allah.
Abdullah l'homme qui attend...
Abdullah partage sa vie avec une femme douce mais parfois absente. Elle part régulièrement à Essaouira rejoindre ses sœurs et sa famille, laissant la maison vide et silencieuse. Lui ne s’en plaint pas, c'est le mode de vie qui leur convient a tous les deux.
Il a appris la solitude comme on apprend la patience en mer. Quand elle n’est pas là, il mange peu, presque rien, un morceau de pain, une sardine grillée, un thé. Seul, il ne prend pas la peine de préparer des plats compliqués.
Mais lorsque nous venons lui rendre visite, Abdullah se transforme. Sa maison, habituellement si calme, s’anime soudain. Il ouvre la porte, pose ses filets dans un coin, et nous installe comme si l’espace nous appartenait. Parfois il revient de la mer avec du poisson argenté encore frémissant. Alors, c’est un vrai repas qui se prépare, nous cuisinons ensemble, nous rions, nous attendons que la braise se forme. Les odeurs de coriandre, d’ail et de poisson grillé envahissent la petite cuisine, et la maison résonne de voix et de gestes partagés.
Chez Abdullah, le repas devient un rituel d’amitié. Il ne nous donne pas seulement sa table, il nous donne son temps, son silence, sa confiance. Dans sa manière de nous laisser la maison, on lit une hospitalité ancienne, celle des hommes qui n’ont presque rien mais qui ouvrent grand ce rien.
Et le soir, quand le repas est terminé, que les assiettes se vident et que les discussions s’apaisent, Abdullah retrouve son visage d’homme tranquille. Il va en haut de sa falaise, verse de l’eau de sa théière sur ses pieds, accomplit ses ablutions, et dans le silence revenu, il lève encore une fois les yeux vers la mer. Comme si tout, sa femme partie, la maison pleine ou vide, la pêche bonne ou mauvaise trouvait toujours son équilibre dans l’horizon.
La mosquée, phare de sable et de silence...
Au sommet de la falaise, là où la terre s’effrite dans le vent venu du large, s’élève la mosquée. Petite, simple, blanche comme l’écume, elle se dresse pourtant comme un phare. Son minaret, étroit et droit, veille sur l’océan et sur les dunes qui s’étirent à perte de vue. Autour d’elle, le village dort. Les maisons, pour la plupart vides, ont leurs volets clos et leurs portes marquées par le sel. Le sable envahit les ruelles, comme si ce désert de sable et de pierres voulait reprendre ses droits.
Mais la mosquée, elle, reste bien vivante !
C’est le cœur battant du lieu. Cinq fois par jour, l’appel s’élève dans l’air immobile, déchire le silence des pierres et des vagues. Alors, les silhouettes apparaissent, une poignée d’hommes venus des alentours, parfois à pied depuis la dune et les grands espaces, parfois d’une maison encore habitée. Ils sont peu nombreux, trois, cinq, parfois dix, mais leur fidélité donne vie à l’endroit.
Le matin, ils arrivent en silence, le visage encore marqué par le sommeil. À midi, la chaleur sèche leurs pas mais pas leur foi. L’après-midi, le soleil décline derrière l’océan et les teintes du ciel se mêlent à celles de la chaux des murs. Au crépuscule, l’ombre de la mosquée s’étend sur le sable, comme une main posée sur le village désert. Et le soir, la dernière prière se fait souvent dans une obscurité presque totale, seulement troublée par une lampe vacillante ou le reflet des étoiles.
De loin, cette mosquée paraît minuscule, mais pour Abdullah et les autres, elle est l’axe autour duquel tout s’organise. C’est le lieu où le désert devient communauté, où le sable et la mer se rejoignent dans le même geste, la prosternation....
Depuis la porte d’Abdullah...
Quand on pousse la porte de la petite maison-épicerie d’Abdullah, le regard s’échappe aussitôt vers l’extérieur. Là, juste en face, une ruine se dresse, vestige d’un autre temps, aux murs éventrés par le vent et le sel. Les pierres, rongées par l’océan, semblent prêtes à s’effondrer mais tiennent encore, comme un vieux marin qui refuse de tomber. Autour d’elle, le sable s’infiltre, recouvre les marches, envahit les creux, comme pour avaler lentement ce qu’il reste du passé.
Et derrière la ruine, au-delà des falaises déchiquetées, l’océan Atlantique s’étend. Immense, sans limite, toujours en mouvement. La ligne d’horizon se découpe nette, là où le bleu profond de l’eau rencontre le ciel, parfois clair, parfois chargé de nuages lourds. Le matin, la lumière s’accroche aux vagues comme une poussière d’or. Le soir, le soleil plonge dans l’eau et le monde entier bascule dans un silence orangé.
Pour Abdullah, c’est un tableau quotidien, mais jamais identique. Chaque fois qu’il sort de son épicerie, il tombe nez à nez avec cette vision, la ruine, symbole de ce qui s’efface, et la mer, symbole de ce qui revient toujours. Deux images contradictoires, mais qui racontent sa propre vie, un homme simple, au milieu des restes d’un village désert, qui continue malgré tout à regarder vers l’horizon.
L’eau rare, l’eau précieuse....
Ici, au milieu des dunes et des falaises, ce n’est pas seulement le poisson qui se fait attendre, c’est l’eau douce. À deux ou trois endroits, sur la plage ou en retrait du village, on trouve des réservoirs modestes, des citernes en plastique blanches, posées comme des trésors fragiles. On les garde à l’ombre quand c’est possible, on les couvre d’un linge pour préserver chaque goutte mais le plus souvent elles sont là posées au centre d'un terrain vague où des ruines.
Un peu plus loin sur la plage, une petite usine de désalinisation sur le sable s’essouffle à produire ce qu’elle peut, une eau au goût âpre que personne n'aime, mais qui sauve la vie. Tout le village sait que l’eau est rare, et chacun s’organise pour que nul ne manque du strict nécessaire. Pas de gaspillage, pas de superflu. On boit juste ce qu’il faut mais l'on préfère si l'on peut encore se l'acheter l'eau en bouteille, on lave juste ce qu’on ne peut pas garder sale.
La commune, malgré sa pauvreté, a su organiser un partage minimal, un filet d’eau potable distribué équitablement. Ce n’est pas le confort, c’est la survie. Les femmes viennent remplir leurs seaux à tour de rôle, les enfants portent de petites bouteilles, et les hommes, comme Abdullah, se contentent de peu. Une théière d’eau suffit à accomplir les ablutions, à purifier le corps avant la prière.
Ainsi, dans ce village déserté où l'Atlantique est immense mais l’eau douce minuscule, chaque goutte devient sacrée. Comme si l’on priait deux fois, une fois vers le ciel, et une fois vers la citerne.
Le concurrent d’Abdullah...
Dans ce village où le temps semble figé entre mer et sable, Abdullah n’est pas seul à tenir boutique. Son concurrent n’a que dix ans. Un enfant, debout derrière un petit comptoir bricolé, le regard sérieux comme celui d’un adulte, mais la voix encore aiguë de l’enfance. À ses côtés, un frère plus jeune, affalé dans un vieux fauteuil, s’accroche à son biberon comme à un trésor, indifférent aux allées et venues des clients. Derrière, dans l’ombre fraîche de la maison, la mère veille sur la cuisine, laissant son fils aîné gérer la boutique avec l’assurance de ceux qui n’ont pas le choix.
L’épicerie de l’enfant est minuscule, mais vivante. Quelques biscuits, des bonbons qui attirent les gamins du quartier, des jus posés à portée de main, deux ou trois produits de première nécessité. Le petit se débrouille, compte la monnaie, tend les articles, sourit quand il le faut, imite les grands. Dans son sérieux maladroit, on devine déjà le marchand qu’il deviendra.
Pour Abdullah, ce n’est pas une guerre commerciale il n’a jamais cherché à en faire une affaire d’argent, l’homme en djellaba vend ses sardines et ses lingettes comme il entretient ses filets, lentement, calmement l’autre lui, le garçonnet aux yeux vifs apprend le commerce comme un jeu sérieux, sous le regard de sa mère.
Dans ce village déserté, leurs deux échoppes sont les seuls lieux où le quotidien respire encore. L’un vit dans l’attente de la mer et de Dieu, l’autre dans l’impatience de grandir. Et peut-être que la vraie concurrence entre Abdullah et l’enfant n’est pas dans les étagères clairsemées de leurs épiceries, mais dans le regard des passants, choisir la sagesse tranquille de l’ancien, ou l’énergie fraîche de l’enfant.
« À chaque passage au Maroc, c’est un bonheur renouvelé de retrouver Abdullah et son épouse à Moulay-Bouzertoune.
Leur hospitalité et leur chaleur humaine sont devenues un rendez-vous incontournable de nos voyages le long de la côte atlantique. Même à distance, grâce à WhatsApp, le lien reste vivant… et nous savons déjà que nous reviendrons toujours les voir. »